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Fra John Dunlap, héritier de la tradition de la diplomatie secrète de l'Ordre de MalteDédié aux missions humanitaires, l'Ordre de Malte a longtemps pu s'avérer utile, tant pour sa capacité d'influence que pour servir de paravent commode aux opérations de diplomatie secrète. Son nouveau chef sous tutelle renforcée du Vatican, John Dunlap, tente aujourd'hui de naviguer entre soutien humanitaire à l'Ukraine et maintien des liens avec la Russie orthodoxe. Et ce, en héritant du long savoir-faire de l'ordre en matière d'intrigues internationales.
Edition du 30/12/2022
Dirigé depuis juin par Fra John Dunlap, un avocat canadien, l'Ordre de Malte - dont l'intitulé exact est Ordre souverain militaire et hospitalier de Saint-Jean-de-Jérusalem, de Rhodes et de Malte - se retrouve aujourd'hui mobilisé sur l'Ukraine comme il ne l'avait plus été depuis des années. La forte délégation présente les 28 et 29 novembre à Kiev de chevaliers et d'ambassadeurs des pays européens les plus actifs dans le soutien à l'Ukraine (Allemagne, Hongrie, Pologne, Roumanie) illustre les activités humanitaires tous azimuts de l'ordre depuis l'invasion russe de février 2022.
Réunies au sein de Malteser International, ces actions humanitaires sont dirigées depuis 1991 et l'implantation de l'ordre dans le pays, par Pavlo Titko, un Ukrainien de Lviv parlant allemand, russe et polonais, qui a rejoint l'organisation après avoir effectué son service dans l'armée soviétique. De nombreux projets de l'ordre à Kiev - avec le maire Vitali Klitschko - et dans différentes villes ukrainiennes ont notamment été financés par le ministère allemand des affaires étrangères, qui nourrit de longue date de bonnes dispositions à l'égard de l'ordre. Malteser est également mobilisé en Allemagne pour accueillir les réfugiés ukrainiens.
Canal moscovite maintenu
Apolitique et souverain, l'Ordre de Malte tente de rester sur une ligne de crête dans ce dossier. Très investi en Ukraine, il maintient sa présence en Russie, où il n'a guère célébré cette année le 30e anniversaire du rétablissement des relations diplomatiques bilatérales avec Moscou. Cela devait pourtant être un événement majeur : une visite préparatoire du vice-ministre russe des affaires étrangères Sergey Vershinin avait eu lieu l'année dernière au siège de l'organisation à Rome, en présence de l'ambassadeur de l'Ordre de Malte à Moscou, le prétendant au trône d'Italie et directeur général du groupe Pirelli en Russie, Aimon de Savoie-Aoste.
Après avoir fait ses armes à Londres chez JP Morgan, celui-ci est arrivé en Russie en 1994, recruté par un défunt petit négociant, Tripcovich Trading Company. Décoré de l'ordre de l'amitié par Vladimir Poutine en 2018, De Savoie-Aoste, passé par les forces spéciales de la marine italienne, dispose, selon plusieurs sources, d'un accès au Kremlin. Au titre de l'ordre, il s'est notamment assuré de disposer d'un canal de discussion avec le chef de la diplomatie orthodoxe, le métropolite Hilarion, très proche du patriarche Cyrille de Moscou (Kirill, IO du 13/09/22). Mais il reste surtout connecté au réseau intemporel des Romanov : il a ainsi assisté, le 6 décembre, dans la cathédrale de Moscou, au baptême du prince Alexandre Romanov, descendant du tsar Alexandre II de Russie. Aimon de Savoie-Aoste est en effet marié à la marraine du petit prince, la princesse Olga de Grèce.
Pour Moscou, l'ordre est vu comme un canal valorisable : lors de sa venue au Vatican en 2012, à l'occasion du 20e anniversaire de la reprise des relations bilatérales, le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov avait fait un détour par le siège de l'ordre, où il avait été reçu par le grand chancelier de l'époque, le Français Jean-Pierre Mazery.
Du fait de sa volonté d'apporter partout une aide humanitaire, l'ordre a toujours dû composer avec les intrigues du village mondial, dans un double mouvement : pour l'ordre et le Vatican, il s'agit d'avoir de précieux leviers d'influence dans les appareils diplomatico-sécuritaires des pays d'intérêt. Pour les diplomaties visées, voire pour les services de renseignement occidentaux, l'ordre peut servir de paravent commode pour des opérations de diplomatie discrète.
Convalescence propice à la réforme
Le conflit en Ukraine survient néanmoins à un moment où l'ordre est affecté par une longue et profonde crise, limitant sa capacité d'influence. Après des années fastes, le pape François a tapé du poing sur la table à partir de 2017, en plaçant sous une tutelle qui ne dit pas son nom les instances centrales de l'Ordre de Malte. Une décision qui, pour certains, viole l'autonomie d'une organisation souveraine.
Chef effectif de l'ordre depuis juin, John Dunlap est ainsi toujours assisté d'un délégué spécial envoyé par le pape, le cardinal Silvano Maria Tomasi, lui-même nommé en novembre 2020 en remplacement d'Angelo Becciu, ancien proche conseiller du pape, démis de ses fonctions deux mois auparavant pour des soupçons de détournement de fonds et pour sa liaison avec Cecilia Marogna, une femme d'affaires qui se prévalait d'opérer un réseau de renseignement pour le compte du Vatican (IO du 23/12/22)
Proche de François, Tomasi a pour mission d'apurer le fonctionnement - et les comptes - de l'ordre. Selon nos informations, la réunion du grand conseil souverain doit avoir lieu fin janvier pour connaître l'étendue de la réforme proposée par Tomasi pour les quelque 14 000 chevaliers, 70 frères ("Fra") et milliers de bénévoles. Car, d'après les confession faites à Intelligence Online par d'illustres chevaliers et ambassadeurs de l'ordre, celui-ci a désespérément besoin d'une profonde remise en question de son fonctionnement central, tant les prolifiques activités sur le terrain international contrastent avec la sclérose qui règne au siège du gouvernement.
L'ordre apparaît bien plus en retrait dans les initiatives de diplomatie et de mobilisation humanitaire que ses organisations rivales. Même la grande chancellerie, l'équivalent d'un ministère des affaires étrangères, longtemps prête à s'engager dans toutes les missions de diplomatie discrète, ne dispose plus de moyens humains particulièrement efficaces pour se mobiliser.
Luttes d'influence
La réforme de l'ordre, visant notamment à l'ouvrir plus largement, achoppe néanmoins sur les subtils équilibres entre les divers soutiens internationaux au sein de ce cénacle. Ainsi, les donateurs états-uniens, devenus les premiers contributeurs de l'organisation, souhaiteraient avoir plus de poids dans les instances de gouvernement. Cependant, leur accès est bloqué par les séculaires lois coutumières, dont la chronique orale se perd dans les siècles, et dont la rédaction remonte seulement à 1961. Celles-ci prévoient un certain nombre de quartiers de noblesse afin de pouvoir siéger dans les principales instances de l'ordre. Or l'immense majorité des prétendants du Nouveau Monde en sont dépourvus...
Une réforme visant à abaisser voire à supprimer le nombre requis de titres nobiliaires viendrait ainsi renforcer drastiquement l'influence américaine dans ce pré carré qu'Allemands, Italiens et Français tentent de conserver.
Car Washington a compris depuis longtemps l'intérêt que l'ordre peut revêtir, comme l'illustrent des archives déclassifiées de la CIA. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'ambassadeur de l'Ordre de Malte à Washington, puis à Rome, Luigi Parrilli, fut l'un des contacts clés d'Allen Dulles, chef de l'Office of Strategic Services (OSS) en Europe puis premier directeur civil de la CIA en 1951, dans plusieurs opérations de diplomatie secrète avec l'Allemagne nazie (Operation Sunrise).
Par la suite, la CIA a conservé des liens avec l'ordre. On comprend à la lecture de certaines archives sur les Khmers rouges que des informations, notamment sur la situation humanitaire locale, provenaient de volontaires de l'ordre au Cambodge. Ces échanges informels se sont poursuivis jusqu'à la "sainte alliance" de circonstance entre l'ordre et la CIA contre la révolution sandiniste d'inspiration communiste au Nicaragua, dans les années 1980.
Les officiers américains de renseignement et les chevaliers maltais se sont croisés en d'autres endroits, en particulier au sein de la petite société d'import-export W.R. Grace, dont le patron J. Peter Grace était alors un dignitaire de l'ordre (IO du 24/06/92) et a embauché plusieurs cadres de la CIA. Un Michael Grace figure d'ailleurs toujours dans les instances de l'ordre. Néanmoins, un officier de la CIA pourrait difficilement être anobli chevalier de l'Ordre de Malte. L'agence basée à Langley (Virginie) préfère la loyauté mormone aux influences catholiques étrangères.
En revanche, l'ordre compte quelques membres officiant avec des agences de renseignement. Par exemple, l'homme d'affaires Aaron Moore, cofondateur de Circinus (IO du 30/05/18), passé par la direction des programmes de renseignement chez Harris, Northrop Grumman et Raytheon, affirme avoir été intronisé chevalier.
Tropisme allemand
Mais la CIA - qui, dans un rapport déclassifié, qualifie Luigi Parrilli de "mercenaire opportuniste" cherchant avant tout à satisfaire ses intérêts - ne fut à l'époque pas la seule à l'approcher : l'organisation Gehlen, nommée Zipper par l'agence américaine, préfiguration du service allemand de renseignement BND, a aussi fait appel à l'aristocrate génois et à certaines de ses relations. A la fin de la guerre, d'autres chevaliers allemands de l'ordre, comme le baron bavarois Erwein von Aretin, ont aussi opéré comme intermédiaires entre les agences occidentales et les anciens dirigeants nazis.
L'Allemagne fédérale naissante s'est aussi assuré de la reconnaissance de l'ordre en lui confiant tous les biens et les opérations de la Croix-Rouge allemande, alors accusée d'avoir trop fricoté avec l'ancien régime. Aujourd'hui encore, l'ordre prospère outre-Rhin, et la plupart de ses opérations en Ukraine par exemple sont financées par le ministère allemand des affaires étrangères.
Recul italien et français
Face à la puissance financière américaine et à l'activisme allemand, les deux nations jadis si influentes qu'étaient l'Italie et la France tentent de maintenir leur rang au sein de l'ordre. Outre la tutelle exercée par le cardinal Tomasi, les Italiens restent fermement ancrés dans la gestion du vaste patrimoine de l'organisation, principalement situé dans la Botte.
La prégnance française - qui ne dispose plus que d'un représentant au conseil souverain, le grand commandeur Emmanuel Rousseau -, se fait encore sentir dans quelques initiatives en Afrique francophone et surtout au Levant. Le réseau catholique discret que constitue l'ordre a longtemps fait des merveilles au Moyen-Orient, singulièrement au Liban, où il est particulièrement bien implanté depuis les efforts menés par la princesse Françoise de Bourbon-Lobkowicz, née Bourbon-Parme, lors de la guerre civile des années 1980. L'organisation y opère depuis une trentaine de dispensaires, toujours utilisés. Les infirmières, souvent chiites, arborant la croix maltaise caractéristique sur leur poitrine, y accueillent des réfugiés syriens de toutes confessions.
Hub beyrouthin
Il a longtemps été du dernier chic dans les quartiers maronites de Beyrouth d'être intronisé chevalier d'un ordre très actif sur place. Le président de l'ordre au Liban, Marwan Sehnaoui, est aujourd'hui loué de Beyrouth à Rome, où, dit-on, il bénéficie de l'oreille attentive du pape.
Ce tropisme levantin de l'Ordre de Malte est largement cornaqué par des Français, diplomates pour la plupart. Tous deux très actifs via l'association Malte-Liban, l'ancien ambassadeur français en Syrie puis en Arabie saoudite Charles-Henri d'Aragon et son successeur à Riyad Bertrand Besancenot font figure de bienveillants parrains.
Mais pour investir davantage les réseaux de l'organisation, la France reste handicapée par le fait d'être l'un des rares pays européens à ne pas reconnaître l'Ordre de Malte comme un Etat souverain. Le Quai d'Orsay a toutefois participé à l'effort matériel de l'ordre après l'explosion du port de Beyrouth, en août 2020. Ce sont néanmoins la Fondation Pierre Fabre, la Fondation Louis Dreyfus, la Middle East Airlines (MEA) et le laboratoire Biogaran qui assurent l'essentiel des activités humanitaires de l'Ordre de Malte sur place.
C'est aussi à partir du Liban que l'ordre opère dans la Syrie en guerre. L'envoyé spécial de la France dans le Nord-Est syrien est actuellement le fils d'un illustre dignitaire de l'organisation.
Espions français et chevaliers maltais
Quelques officiers du service français de renseignement extérieur, la DGSE, ont ainsi pu intégrer le cénacle de l'ordre, comme le commandeur émérite Xavier Ghilou, quand d'autres en sont proches. L'ancien directeur des opérations du service, Xavier Bout de Marnhac, y a donné des conférences.
Mais le dernier Français à avoir exercé une véritable influence au sein de l'ordre reste Jean-Pierre Mazery, grand chancelier et ministre des affaires étrangères de l'Etat catholique jusqu'en 2014. La même année, il subissait la pression d'un autre chevalier de l'ordre de Malte, l'ancien conseiller aux réseaux discrets de Nicolas Sarkozy à l'Elysée, Jean-François Etienne des Rosaies. Ce dernier cherchait à obtenir son aval afin d'anoblir l'homme d'affaires George Forrest, très actif en République démocratique du Congo et au cœur du dossier UraMin en France (Africa Mining Intelligence du 30/09/14).
Etienne des Rosaies apparaissait alors déjà dans le volet belge de l'affaire dite du Kazakhgate, visant à faire adopter par le Parlement belge une disposition législative favorisant, via une transaction pénale, l'homme d'affaires belgo-kazakh Patokh Chodiev. Son intervention, menée sur la base des relations nouées au sein de l'ordre, a remis en lumière ce dernier, venant rappeler que le conseiller du président François Mitterrand, François de Grossouvre, mort dans son bureau à l'Elysée, avait lui aussi été en son temps un éminent chevalier et ambassadeur de l'ordre au Maroc.
Horizon chinois
Bien qu'entravé par ses tourments intérieurs, l'Ordre de Malte continue de mener des missions de diplomatie afin de se développer sur de nouvelles terres. A l'instar du pape François, il commence à mener de discrètes actions en direction de la Chine, où il compte quelques représentants et correspondants non officiels.